Les voyages et les rencontres forgent notre connaissance des gens. Ils nous apprennent comment ceux-ci pensent et voient le monde. S’il existe des points communs, il y a aussi des singularités. S’il est vrai que si les Français sont très attachés à l’égalité (pourvu que l’autre n’en ait pas plus que moi !), les Américains par contre sont plus attachés à la liberté (pourvu que d’autres ne se mêlent pas de mes affaires). On constate que les deux postures sont relativement égocentrées et s’en réclamer ainsi nous y installe…

Notre devise nous affiche avec évidence que nous vivons en tout bien tout honneur sous le triptyque “Liberté, Egalité, Fraternité”. En toute simplicité ? Certes, ce n’est pas le cas et nombre de digressions et coups de canif dans le contrat jonchent les rues. Mais pourquoi ce qui semble une mécanique bien huilée ne fonctionne-t-elle pas si bien que ça ?

Parce qu’en fait, ces valeurs qui “frontonnent” notre vie sociale, au-delà du fait que des valeurs émulatives ne peuvent ni s’imposer ni venir de l’extérieur, ne sont pas vraiment compatibles entre elles. La liberté voudrait que je puisse aller où bon me semble y faire ce qui me passe par la tête. Mais voilà que déjà, la bonne morale me reprend et m’affirme que ma liberté s’arrête là où celle des autres commence. Mais en vertu de quoi la liberté de l’autre commence à ce point précis ? Rien ne me l’indique. Rien ne le pause pour vrai, pour évident, pour référence.

Ce point de départ est totalement subjectif, voire soumis aux représentations de l’autre. Il s’agit alors pour déterminer cette frontière de bienséance d’ouvrir une négociation. Mais les deux parties sont-elles prêtes à cela ? Le doute est certain car la représentation de ce qu’est la liberté est tout aussi personnelle que culturelle. Et si on profitait de cette négociation pour déterminer ce qu’est la liberté ? Hé bien, nous ne sommes pas au bout de nos peines… Il n’y a là rien d’évident !

Gardons cela un temps de côté et regardons ce que nous pouvons faire avec l’égalité. De prime abord, bien des citoyens confondent égalité et équité. Si l’un possède un peu plus qu’un autre, alors il rétorquera qu’il en a besoin pour bien des raisons subjectives. Bien sur que celui qui est très grand aura besoin de moins de barreaux à son échelle qu’un très petit. L’égalité réside bien dans l’atteinte de la même bonne hauteur pour bien voir devant, par exemple, et non dans la hauteur de l’échelle… L’équité est bien l’atteinte d’un confort identique, d’un résultat équivalent sans partir du même point. Alors que l’égalité réside dans l’attribution d’échelles identiques à chacun. Là aussi, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Quant à la fraternité universelle, elle est plus perçue comme attendue des autres que comme pratiquée à leur adresse dans une réclamation agacée de réciprocité anticipée… “Pourquoi lui simplifierais-je la vie s’il ne me la simplifie pas d’abord ?” Et ce jusqu’à l’aberrante expression de l’ex-président Trump : “Pourquoi préserver la planète pour les générations à venir ? Qu’ont-elles fait pour nous ?” Là aussi, nous ne sommes pas sortis de ladite auberge républicaine. Cette valeur-là se présente comme une enveloppe offrant la faisabilité des deux autres dans une harmonie citoyenne. Nous y reviendrons.

Mais regardons à présent la compatibilité de ces valeurs entre elles. Une liberté totale implique que je puisse posséder bien plus que quiconque si ça me chante, voire que je ne respecte pas les règles des autres, leurs biens et leurs valeurs, coutumes et intérêts… C’est bien là un des piliers du libéralisme : avoir le droit et le pouvoir de faire tout ce que l’on veut en toute concurrence et compétition, et ce jusqu’au détriment des autres. Le néolibéralisme ajoutera l’autorisation aux plus forts de confisquer les moyens. Donc, la liberté n’est pas compatible avec l’égalité. Dont Acte !

L’égalité absolue, comme nous semblons l’avoir vu appliquée dans les états dits communistes prive les plus téméraires de tout un pan de liberté d’action et de propriété, au même titre que nous avons vu plus haut et avec des fortunes diverses. L’absence de respect de l’humanité de l’autre, voire de fraternité réelle, a laissé le système se dégrader. S’organisaient alors les passe-droits jusqu’à l’implosion et la ruine. C’est un peu le même phénomène qui se dessine dans le néolibéralisme actuellement. Donc, l’égalité n’a rien d’absolu. Dont Acte !

Mais qu’en est-il de la fraternité ? Si elle est un incontournable, alors où est la liberté ? Si d’ailleurs elle s’applique ou s’exerce à bon escient, alors j’ai comme un doute sur l’égalité de traitement des uns et des autres… Sans elle, quel que soit le régime, il est voué au totalitarisme et à l’effondrement. Il se pourrait alors que la fraternité soit une valeur qui transcende toutes les autres.

Mais regardons déjà qu’offrir ce triptyque comme panache blanc de la république ne peut donc pas fonctionner. D’une part, on n’impose pas de l’extérieur des valeurs comme “reliantes”. Et d’autre part un triptyque aussi antagoniste ne peut que soulever bien des interrogations et des suspicions. Et de plus ces valeurs mal bornées n’ont rien de stable.

Il se trouve que l’accoutumance à la toute petite tricherie rend acceptable ladite tricherie, voire même à un écart supérieur, encore et encore… C’est aussi là une question de représentation. Un certain crescendo s’installe insidieusement. Il en va ainsi pour l’horreur, la transgression et l’agression des autres et de leurs biens. C’est ce que je crois entendre dans l’expression : “Qui vole un œuf, vole un bœuf !” A l’instar de la grenouille dans de l’eau mise à bouillir, le quidam s’accoutume de ses propres transgressions jusqu’au crime. La nature humaine réclame liberté et égalité mais ne les connaît pas.

Il me souvient avoir perçu un criminel demander aux policiers qui l’arrêtaient si sa victime était bien à l’hôpital. Il ne s’était même pas rendu compte du niveau de l’agression meurtrière qu’il venait de commettre. La conscience est donc bien plus importante, déterminante, que les valeurs elles-mêmes. Elles ne sont que des panaches blancs agités a posteriori comme signes de reconnaissance.

Alors, oui, la fraternité est bien peu compatible avec la liberté, laquelle est incompatible avec l’égalité, laquelle ne garantit pas, et de loin, la fraternité. Le fait des accoutumances aux transgressions explique l’immoralité, le mensonge et la manipulation même d’élites déviantes, lesquelles font modèle. Ainsi, elles ne savent plus ce qu’elles font, ne s’en rendent plus compte et continuent de tenir des propos moralisateurs, infantilisants et culpabilisants à l’adresse de “ceux qui n’en sont pas”, qu’ils gouvernent et méprisent. L’induction des comportements est là : “S’ils le font, je ne vais pas me gêner !”

La fraternité dépasse en effet la liberté car la finalité d’une telle pratique est bien de reconnaitre l’autre comme aussi important que soi, sinon plus. Elle est au-delà de l’égalité car dès lors l’autre est au moins aussi important que soi, sinon plus. C’est dans la pratique que la valeur s’installe. Il faut une communauté d’intérêt, un usage communautaire, comme le font des fraternités de tous ordres. Alors, la fraternité aura une chance d’exister. Sinon, elle restera un vœux pieux, un “truc de bisounours”…

Le fait de nommer à équivalence la liberté, l’égalité et la fraternité pourrait bien indiquer que nous n’aurions vraiment rien compris de ces valeurs-là. Car la fraternité transcende toutes les autres valeurs, dont nous n’avons dès lors plus besoin. Et si nous les réclamons encore, il se pourrait bien que ce soit la fraternité qui nous fasse totalement défaut. Pourtant, elle suffit à tous et à tout, au bien-être individuel et collectif, et notamment à l’équilibre social et sociétal. La formule “salut et fraternité”, apparue lors de la convention de 1792, relevait donc d’une bonne intuition. Dont acte…