Lorsqu’on a vécu les déchirements de la Seconde Guerre mondiale, il est normal d’être un fervent soutien de l’idée européenne. Dès sa création, l’Union a abrité une tension politique avec les Etas membres et une tension culturelle entre les nations. Dans le choix fondateur figure l’idée selon laquelle l’avenir de notre continent passe immanquablement par l’affaiblissement de la nation au profit de l’Union, avec les composantes culturelles, portées par la première, progressivement remplacée par les valeurs (universalisme, paix, prospérité …) prônées par la seconde. Ces oppositions n’empêchent pas la réalisation de la première étape d’un magnifique projet d’union, car les facteurs historiques qui en sont l’origine sont encore très présents dans la mémoire des dirigeants mais aussi et surtout dans celle des populations.

Avec la chute du mur de Berlin se ferme le moment historique qui a conduit à la promesse de l’humanisme européen. A cette même époque, les objectifs initiaux sont en grande partie atteints et, sans qu’on s’en rende compte, l’Europe devient progressivement un processus à rendement décroissant. La paix, la coopération, la prospérité, les droits de l’homme, la démocratie … sont des réalités et de nouveaux progrès en la matière deviennent de plus en plus difficile à réaliser.

L’Union devient le porte-parole de cette société de l’individu, du marché libre, d’une globalisation heureuse dans une Europe matérialiste qui se construisait imperturbablement sans jamais tenir compte de l’avis des peuples. Signé à Rome le 29 octobre 2004, le Traité établissant une Constitution pour l’Europe est destiné à remplacer les traités précédents. Représentant une étape clé pour l’Union européenne élargie, il est soumis à ratification dans les vingt-cinq Etats membres, occasionnant des débats parfois vifs au sein des opinions publiques et des représentations nationales. A l’issue de ce qui restera l’un des grands (et très rares) temps politiques qui traversa l’Europe, en 2005, le refus de la France et des Pays-Bas de ratifier la Constitution, par référendum, met un coup d’arrêt au projet de réforme des institutions de l’Union Européenne. Retenons de cette période qu’elle fut l’un des derniers grands moments démocratiques où les arguments avancés furent de grandes qualités, les débats passionnés et suivis par un grand nombre de nos concitoyens. Le texte qui fut distribué aux Français était riche, dense, parfois complexe à lire. Mais il fut lu, commenté et souvent questionné.

A partir de là et, jusqu’au Brexit, le parcours politique européen ne fut qu’une suite de déception. Systématiquement, les peuples décidèrent de voter contre ce qui leur était proposé. La construction européenne ne suscite pas d’émotions. Elle est désespérément rationnelle, concrète, pratique. Comment a-t-on pu imaginer que le principe de la concurrence pure et parfaite pourrait servir d’étendard capable de soulever les foules ? Évidemment la plupart des gens sont pour l’Europe car ils savent compter. Mais c’est tout ! Se contenter de cela, c’est du bon sens, mais ce n’est pas un projet politique.

Les valeurs constitutives de l’Europe sont attaquées par le projet techno-capitaliste qui nous entraîne dans un processus qui ne peut conduire, en l’absence de réaction, qu’à notre asservissement aux puissances américaine et chinoise. Nous vivons un véritable moment de rupture, une véritable crise. Et celle-ci peut être fondatrice d’un sursaut européen comme le fut l’électrochoc de la Seconde Guerre mondiale. Un vrai projet européen, mobilisateur pour tous les peuples qui la composent serait un projet de résistance à ces forces. Et l’Europe en a les moyens.

L’Europe n’est pas le premier pollueur mondial, mais elle s’est pourtant affirmée comme le leader mondial sur le changement climatique. Si elle en a la volonté politique, l’Europe peut empêcher le déferlement de technologies venues d’ailleurs, au cœur desquelles se trouve ce qu’on appelle l’Intelligence Artificielle. Par sa tradition humaniste, parce que les peuples qui la composent savent ce qu’asservissement veut dire, et parce qu’elle reste un continent où la notion de démocratie a encore un sens, l’Europe peut prendre le leadership des combats qui engagent notre futur. Les peuples ne sont pas indifférents à l’idée européenne, simplement ils n’arrivent pas à comprendre comment elle veut se situer dans le grand bouleversement qui nous entraîne vers l’inconnu. C’est en prenant le leadership sur les questions qui vont fonder notre avenir qu’un nouveau projet européen peut naître.

Renaud Vignes,
Docteur en Sciences économiques, Maître conférence associé à l’Institut Universitaire de Technologie d’Aix-Marseille Université

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