7h30 lundi matin. Claire après avoir déposé ses deux enfants, l’un chez la nounou et l’autre à l’entrée du collège, empreinte les deux kilomètres pour accéder à son travail. Comme chaque matin, l’angoisse de Claire est suspendue au temps qui s’égrène. Arrivera-t-elle à l’heure ? Après quinze minutes à rouler au pas, elle sort enfin !

Il lui reste juste les feux tricolores du carrefour. Claire compte combien de fois dans une semaine, elle est arrivée à passer directement. Ce lundi matin-là, le feu passe au rouge et renforce son stress. Et comme tous les matins, Denis assis sur une chaise en bois sur le trottoir, chante et joue de la guitare. Puis, le temps du feu, il va de voiture en voiture, coller les unes aux autres quémander quelques sous, en échange de ce qu’il appelle « son turbin du matin ».

Claire observe alors le spectacle, qu’elle nomme « l’ignorance du bitume ». Denis se baisse à la hauteur du conducteur, lui sourit, frappe parfois à la vitre mais seul le silence lui répond. Le conducteur reste le regard fixe, puis attend que Denis soit parti pour le suivre dans le rétroviseur. Après quelques minutes Denis remonte la file et retourne s’assoir pour jouer pour les prochains qui s’arrêteront. Claire compare souvent la situation de Denis à la sienne au travail. Qui la regarde ? Qui prend le temps de lui demander comment va-t-elle ?

Après avoir traversé le carrefour, se garer au parking de l’entreprise, Claire arrive à son bureau de secrétaire. Elle planifie et gère l’administratif concernant les formations des salariés. Elle travaille seule au troisième étage, le reste du personnel et de la direction se trouvent à l’opposé de la ville. Elle ouvre son ordinateur, 50 courriels à gérer avant la réunion en visio de 09h30. Claire s’occupe aussi de réserver les hôtels et les repas pour chaque session de formation. Souvent le travail fait la veille, elle doit le recommencer le lendemain. Un salarié inscrit à une formation avec un hôtel réservé peut très bien se désister la veille ou ne pas informer Claire de sa non-venue.

9h30, la réunion en vision commence. Sa responsable lui demande faire un point comme tous les lundis sur la planification à venir des formations. Claire explique ne pas avoir terminé la gestion des courriels pour pouvoir évaluer précisément la situation. Comme tous les lundis matin, la responsable dit s’étonner de l’impossibilité de Claire et lui précise que ses tâches ne devraient pas lui prendre autant de temps. Depuis, un certain temps, Claire pense alors à Denis devant la vitre de l’automobiliste qu’elle compare à la responsable. Celle-ci ne comprend le contexte professionnel de Claire.

Ce matin-là, Claire ne cherche pas à se justifier comme les autres lundis au cours desquels elle tentait de lui expliquer les irritants auxquels elle se trouvait confronté au quotidien : ces salariés qui se désistent au dernier moment, ceux qui ne remplissent pas correctement les formulaires d’inscription qu’il lui faut contacter, sans parler des incivilités téléphoniques de certains mécontents, comme celui de vendredi dernier. Alors qu’il n’était pas inscrit, il insulta Claire et lui précisa qu’une majorité de salariés la jugeait incompétente et se plaignait régulièrement auprès de sa responsable.

Ce lundi matin est alors particulier pour Claire. En effet, tout le week-end cette phrase à résonner à tourner en boucle dans sa tête. A l’abri du regard de ses enfants, elle a pleuré. Elle ne montra rien de ses émotions au cours du repas familial dominical. Après la réunion avec la responsable, Claire prend un papier à l’entête de l’entreprise et écrit : « Madame la responsable des ressources humaines. Voici 22 ans que je travaille ici. J’ai aimé mon travail, je me suis dévoué pour le réaliser avec rigueur et abnégation. Mes déjeuners passèrent toujours après et lorsque je prenais le temps.

Je suis comme Denis au feu rouge, j’essaie depuis ces dernières années à vous expliquer mes tâches et les freins que je rencontre et que je gère sans en référer continuellement à ma hiérarchie directe, pour ne pas la déranger par ses brouilles. Toutefois, mes dizaines de questions, les émotions que j’ai pu exprimer lors des entretiens annuels restent sans écho. J’ai l’impression que l’ensemble des salariés sont comme ses automobilistes le matin au feu rouge et restent impassibles à mes demandes. Je suis comme invisible au travail, isolée. Depuis, vendredi et cet appel de ce salarié, le peu se sens afin de rester motivé à mes missions, s’est effacé pour laisser place à ce que je me refusais de voir : la non-reconnaissance professionnelle, ce que je nommerai le mal de ce siècle. Je viens de prendre conscience que je suis seule et que personne ne s’intéresse à mes tâches. Soyez assurée, Madame, que je prenais soin de mon travail et d’assurer à chaque salarié de cette entreprise une organisation de qualité et lui ôter tout souci afin de suivre sa formation sereinement. »

Puis Claire ferma son ordinateur, mis en évidence sur le clavier son courrier. Puis elle se rendit lentement vers la fenêtre, l’ouvrit, monta sur la rambarde et se jeta dans le vide. La direction de l’entreprise communiquera à la presse le message suivant : « Ce drame touche de plein fouet chaque salarié de notre entreprise. Mais heureusement, il reste isolé et les conclusions de l’enquête interne sont explicites. En effet, Claire semblait dans les relations qu’elle entretenait régulièrement avec sa responsable exprimer très souvent des propos que nous pouvons qualifier de dépressifs pour des raisons qu’elle ne nous a jamais expliqué. Nous l’avions par ailleurs, conseillé vivement à plusieurs à aller rencontrer le médecin du travail. Proposition à laquelle elle n’a jamais donné suite et nous le regrettons. ».